L’Afrique, ses « ethnies » et ses Etats-nations
Salutations chers tous,
Notre récente plongée à marche faurcée dans les eaux bourbeuses de la politique me pousse à aborder la question des ethnies, des nations et des Etats-nations.
Durant les nombreux débats de bureau et de bistrot qui ont alimenté la campagne présidentielle, un constat flagrant s’est imposé. Que dis-je, je me le suis pris dans les dents comme un violent coup de massue : en lieu et place de convictions politiques et de vote pour le plus grand bien, beaucoup sont encore sur le logiciel du « frère », du « fils du pays » ou encore du « camarade de clan ». (1)
La chose choque et déçoit de prime abord, surtout quand on s’est abreuvé pendant longtemps à la fontaine de l’universalisme droitdelhommiste et du « débat d’idée » à l’américaine. Mais, et si on était allé trop vite en besogne? Car il faut in fine reconnaître et respecter les faits et le concret (L’éternel retour du concret de Lénine.) Et le concret, c’est que les pays africains ne sont pas des nations.)
Les États africains ne sont pas des nations
Il faut bien le comprendre, l’immense majorité des pays africains (Afrique subsaharienne notamment), en l’état actuel des choses, ne sont pas des nations (du moins, pas encore) et ne l’ont jamais été. Vous n’êtes pas obligés de me croire sur parole, mais voici ce que c’est qu’une nation, selon le Grand Robert
Nation : groupe* humain, généralement assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun. Assemblage, association, nationalité, peuple. — REM. En ce sens, il convient de distinguer la nation et l’État. « L’idée de Nation implique une idée de spontanéité; celle d’État, une idée d’organisation qui peut être plus ou moins artificielle. Une nation peut survivre, même lorsqu’elle est partagée entre plusieurs États; et un État peut comprendre plusieurs nations » (Cuvillier, Précis de philosophie, t. II, p. 395). |
Tout y est dit, je crois… j’insiste sur le «plus ou moins artificielle». (Quant aux différences et nuances entre les termes « État« , « pays« , « patrie« , « ethnie » et « nation« … ça vaut le détour.) D’ailleurs, je préfère substituer au terme « ethnie », celui de « nation », bien plus juste. La naissance de ces différentes nations ainsi que les relations bonnes ou mitigées qu’elles entretiennent entre elles au cours de l’histoire sont les conséquences de plusieurs facteurs comme le ma’afa (2), l’évolution des royaumes et empires, les différentes migrations, etc.
Ce ne sont pas des nations, mais des puzzles de nations (ethnies), il est fondamental de partir de ce constat : c’est le terreau malsain sur lequel ont poussé certains des maux qu’on connaît (tribalisme, ethnocentrisme, népotisme, régionalisme, etc.). Les phrases du genre « […] Mais pourtant, nous sommes tous Togolais… Ivoiriens, Maliens… » laissent donc songeurs sur ce que chacun entend par « Togolais », « Ivoirien », « Malien ».
Votre nationalité, que veut-elle dire pour vous ?
Bien évidemment, l’ethnique n’explique pas tout, loin de là. Mais c’est souvent un fil conducteur (souvent, pas toujours. J’insiste là-dessus!).
Ces « États-nations » : Des faux nés de l’histoire et des bombes à retardement.
Je vais parler de l’Afrique occidentale que je connais un tout petit peu mieux. La répartition des nations était relativement homogène suivant les axes est-ouest (parallèlement à la côte). Ce qui veut dire que suivant l’axe sud-nord (ou nord-sud), on avait « différentes » familles de nations-apparentées qui se superposaient (Des bandes ou des rameaux civilisationnels et culturels, si vous préférez).
Quand les colons sont venus, ils ont eu l’idée brillante de découper les pays, non pas suivant les axes est-ouest (ce qui aurait facilité la cohabitation et préservé le tissu social, voire l’éthos des peuples, mais n’aurait eu aucun sens du point de vue de leurs intérêts), mais plutôt suivant l’axe nord-sud, perpendiculairement au Golfe. In fine, on a donc X pays qui reproduisent les mêmes clivages « nationaux » (« ethniques ») ainsi que d’inutiles rivalités Nord-Sud (Le cas récent et dramatique étant la Côte d’Ivoire… et peut-être le Nigeria un de ces jours, si rien n’est fait).
Ces antagonismes régionalistes même s’ils ne sont qu’à l’état de sentiment diffus, sont des faiblesses que des puissances et des sphères d’influence malveillantes, intérieures comme extérieures, ne se privent pas d’instrumentaliser dans le but d’asseoir ou de perpétuer une domination. Divide ut regnes (3), on n’a encore rien inventé de mieux. D’ailleurs, certains (beaucoup de) politiciens peu scrupuleux ne s’en privent pas pour gagner des voix.
Voter ethnique – Manque d’éducation politique ou poids du Réel et de l’Histoire?
Les « ethnies » sont des identités bien plus pertinentes et authentiques que les « nationalités » (au sens moderne du terme). En effet, si les notions de « Togolais », de « Camerounais » ou de « Malien » n’existent que depuis soixante ans (à peine deux générations, rendez-vous compte que nos grands-parents ont vu la naissance de ces entités politiques que sont les pays actuels), les notions de Béti, de Sérère, de Peuhl, de Sénoufo, d’Ewé, de Fon, de « Yoruba » ou de Kabyè existent depuis bien plus longtemps, plusieurs siècles même (Bien plus d’un millénaire pour certaines antiques nations comme les Yoruba).
Il est incroyablement naïf et arrogant de notre part de croire que ces choses vont changer du jour au lendemain. On ne crée pas une identité d’un claquement de doigts sous prétexte qu’on a un drapeau, une frontière et une devise. Dans le meilleur des cas, c’est une identité en carton-pâte dans tous les sens du terme : c’est-à-dire qu’elle est molle à ses débuts, et ne durcit qu’avec l’effet du temps. Un temps qui se compte en générations, et non en mois et en années !).
Bien sûr, il existe chez l’humain un naturel réflexe à s’assimiler à cette collectivité plus grande qu’est la « patrie », ou plutôt l’Etat-nation, mais à bien des égards l’ethnique est encore surdéterminant, à juste titre. C’est vrai surtout pour la très grande majorité de notre population rurale de l’hinterland. L’actuelle et nébuleuse idée d’Etat-nation n’est que le fruit d’une éducation somme toute tardive et secondaire (car scolaire).
Prendre l’ethnique pour un simple dysfonctionnement de la mécanique humaine, comme un simple grain de sable dans la machinerie sociale est une aberration épistémologique et historique. D’ailleurs, si une même erreur se reproduit 99 fois sur 100, il faut peut-être commencer à en tenir compte plus sérieusement.
Quand elles ne jouent pas malhonnêtement sur ces clivages, l’essentiel des élites africaines (si tant est qu’elles existent) se fourvoie dangereusement sur ce sujet. Sans doute à cause de la bouillie droitdelhommiste et universaliste post-révolution française qu’on nous donne à l’école coloniale.
Pour ne pas conclure
Nos pays, sous leur forme actuelle, sont des « trucs » géopolitiques, de véritables aberrations de l’Histoire. Hormis les caprices de la colonisation, il n’y a aucun déterminisme géographique et démographique sérieux qui explique leur forme et leur structuration. Évidemment, notre propre paresse et notre dormance y sont pour beaucoup. Certes, on nous a refourgué le bébé après les indépendances, mais c’est NOUS qui avons commis des d’erreurs par la suite:
- Ne pas changer carrément les frontières et les remodeler suivant le strict bon sens, notamment en évitant de se coltiner des micro-Etats (en trop grand nombre). Des micro-Etats très faibles géopolitiquement, et pour cause. Rendez-vous compte qu’à côté d’un pays comme la Chine (9 598 095 km2), la Russie (17 098 242 km2), le Brésil (8 515 767 km2) ou encore les Etats-Unis (9 629 091 km2), le Togo mon « pays » fait (5 7000 km²), ses voisins le Ghana, Bénin et Burkina Faso font respectivement 238 533 km2, 114 763 km2 et 272 967 km2. C’est mignon…
- Nous adonner au système de la démocratie (démocratie électoralo-parlementariste à l’occidentale, type un homme, une voix) sans avoir au préalable adapté ce barbarisme à nos réalités sociopolitiques. Et là, même la sacro-sainte alternance prend des allures de chaises musicales entre « ethnies » ou entre régions (cas du Nigeria). En l’état actuel des choses le un homme, une voix a ses limites. Si les gens ne sont pas hyper motivés, par exemple pour bouter dehors un pouvoir vampire et parasite qui s’éternise, ou pour s’unir face à une menace terroriste type Boko Haram, eh bien ils retournent tranquillement à leur bon vieux vote ethnique… l’éternel retour du concret.
Que l’ethnique nous déplaise est une chose, qu’il ne soit pas opérant en est une autre.
- Ne pas intégrer nos pays dans des ensembles plus grands et plus cohésifs comme des intégrations régionales fortes… ou mieux encore, comme un État fédéral panafricain qui neutraliserait très efficacement les tensions ethniques en les diluant dans un échiquier beaucoup plus grand. En plus de nous offrir la taille critique nécessaire pour peser très très très significativement sur la scène géopolitique mondiale.
Un sujet grave quoique subtil et délicat, on n’a pas fini d’en parler…
Bien à vous
A.R.D-A.
(1) Entendons-nous bien, je ne dis pas que c’est ce qui a permis la réélection de Miabé’Faure, garant d’un certain pouvoir quinquagénaire, loin de là. Je dirais même que les gens étaient motivés pour un peu changement.
(2) Ma’afa [Grand Désastre : terme désignant les cinq siècles d’esclavage] car elle a poussé les gens à se réunir en groupes très soudés, et à cultiver la peur et la méfiance de l’autre pour survivre.
(3) « diviser pour mieux régner ».
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